Certains ont peut-être encore le souvenir de ce texte amusant d’El Mazini sur « Le coiffeur bavard » ; nous en avions gardé l’idée que dans une société comme la nôtre, l’essentiel de l’information et de la rumeur, mais aussi du commentaire y afférent, passe par « la boutique du coiffeur ». Je reste convaincu de cette idée, malgré ou grâce aux nouvelles techniques de l’information et de la communication introduites dans ces boutiques, comme la radio (il y a assez longtemps déjà) et la télévision (depuis un certain temps, mais de plus en plus fréquemment).
Chez le coiffeur, toutes les questions sont à l’ordre du jour, à la tête du client évidemment, parfois aussi selon le programme du patron. Or avec tous les tiraillements politiques qui animent notre pays – jusqu’à le scléroser peut-être – mon rendez-vous chez le coiffeur de notre petite ville du Sahel me sert de moment précieux pour repérer, au baromètre de ce contexte de la communication publique, des indices et des indications plus fiables sur le fonctionnement des choses, me semble-t-il, que tous les sondages et toutes les statistiques souvent trop soumis à des considérations de tous ordres à même de fausser leurs résultats.
J’étais contraint, pour un temps, de changer de coiffeur ; mais la contrainte finie, je suis revenu vers celui qui, depuis plus de dix ans, avait entretenu les quelques cheveux qui me restaient. Mon coiffeur était venu de l’intérieur du pays, très jeune, déjà apprenti chez un autre coiffeur. Quand il avait ouvert sa propre boutique, je me suis déplacé avec lui. Il épousa une concitoyenne de la ville et il a plusieurs enfant, vivant en harmonie entre ses nouveaux concitoyens et ceux qu’il avait laissés dans son village natal et auxquels il rend visite régulièrement, heureux et content, étonné surtout que certains politiques se plaignent de régionalisme et de séparatisme au sein du peuple tunisien.
Tellement et heureux et content de son sort, mon coiffeur, qu’il se sent le devoir d’en remercier Dieu, régulièrement, dans la mosquée à côté : la Vieille mosquée de la ville. Après les événements du début de 2011, mon coiffeur était moins bavard au début ; puis petit à petit, après un transit par diverses questions de peu d’intérêt pour lui, sa langue s’est déliée sur le discours politique. Surtout après les élections du 23 octobre 2011 et après l’intronisation du gouvernement de la troïka. Mais son discours a évolué d’une façon pédagogique qui me semblait contraster avec son niveau scolaire, vraiment élémentaire. Il est vrai que la culture n’est pas le seul fait de la scolarité ; mais là, il y avait lieu de s’étonner de la fulgurante progression.
Le discours de mon coiffeur était en fait la reproduction systématique, argumentation à l’appui, d’un discours qu’il retenait de ses fréquentations dans la géopolitique de la mosquée. Le dernier développement auquel j’ai eu droit c’est le constat d’un bien-être généralisé dans notre pays où tous les produits sont disponibles et à prix abordables, convenant à toutes les bourses. Que veulent donc ces pêcheurs en eaux troubles – ces pécheurs en eau trouble ? C’est des traitres de la patrie et du peuple ! Ces extrémistes de l’extrême gauche, avec l’UGTT pour complice. Leur heure viendra, car on ne pourra pas rester longtemps impassible devant de tels actes destructeurs. Un jour, il faudra aller les déloger un à un de leurs maisons et leur faire la peau pour qu’ils laissent les honnêtes gens conduire convenablement le pays.
A ce moment-là, je me suis rendu compte que mon coiffeur avait laissé pousser sa barbe, en bonne et due forme. Pourtant, je ne le soupçonne guère d’être un salafiste, encore moins de ne pas être patriote. Il ajouta, en bonne raison que je n’ai pas trouvée chez plusieurs politicards : « Et puis, pourquoi ils se plaignent des anciens RCD ? Tout le monde est responsable du passé. Nous avons tous applaudi et soutenu Ben Ali, chacun à sa manière et chacun selon ses moyens. Un seul homme ne peut jamais s’imposer à un peuple si celui-ci ne l’accepte pas, pour une raison ou pour une autre. On n’a que les gouvernants qu’on mérite. S’il y a des voleurs ou des meurtriers de l’ancien régime, il y a les tribunaux pour s’en charger. Nous sommes tous ensemble des concitoyens et des frères, vivant en bons rapports. Pourquoi veulent-ils nous diviser ? »
Je suis resté un moment silencieux réfléchissant au saut majestueux réalisé par mon coiffeur en matière de politique appliquée, contre toute science politique. Puis, jai quand même hasardé une question déduite des commentaires de certaines personnes « cultivées » autour de moi : « Et ce voyage de Marzouki à Londres, vous ne pensez-pas qu’il est de trop dans le contexte actuel ? ». Mon coiffeur a pris alors un ton ferme : « Quel contexte ? Vous avez jamais vu un Tunisien mourir de faim ? Allons, c’est des sornettes de certains misérabilistes que personne n’écoute. Quant au voyage du président, c’est une bonne chose après la révolution. Il y avait cent-quarante présidents qui étaient présents ; pourquoi pas le nôtre ? »
Je me suis rendu compte à la fin, encore une fois, que la distance est grande en politique entre ceux qui agissent à la base, dans la proximité immédiate du peuple, avec son langage à lui et son état d’esprit, et ceux qui, à coups de développements intellectuels qui les isolent du réel, croient pouvoir vaincre une force politique en l’accusant d’être un nouveau RCD. Niaiserie politique, car tout parti, dans sa logique interne, est un RCD, cherchant à obtenir le maximum de voix et d’adeptes pour asseoir son pouvoir. La démocratie politique ne consiste pas à ôter à un parti les moyens de son action partisane (encore moins à dissoudre un parti, ni à priver des adversaires politiques de leurs droits citoyens) ; la démocratie politique (qui n’est qu’un volet de la démocratie), c’est quand plusieurs partis rivalisent à égalités de moyens partisans. Et ces moyens, personne ne les donne, c’est à chaque parti de s’en pourvoir, par lui-même et par l’action et la conviction de ses partisans.
Il y a un proverbe de chez nous qui dit : « Fais comme ton voisin, sinon déplace l’entrée de ta maison ». A bon entendeur salut !
Mansour M’henni
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